Retour à la grandeur d’antan : les mythes politiques qui prévalent dans la Russie contemporaine
Tout comme les mythes en général, les mythes politiques fonctionnent différemment de la pensée critique. Il peut être extrêmement difficile pour les gens de remettre en question les mythes et de voir au-delà d’eux. C’est pourquoi les régimes totalitaires aiment tant utiliser les mythes, et la Russie moderne n’y fait pas exception.
« Le mythe n’est pas un conte de fées. C’est une manière spécifique de transmettre des informations et des expériences humaines en termes et avec des mots que les gens d’une certaine époque peuvent comprendre », explique Nataliia Kryvda, docteur en philosophie, professeur du département de philosophie et de culture ukrainiennes de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv.
Le mythe, c’est une histoire qui raconte comment les gens essaient de comprendre le monde qui les environne et d’interagir avec lui, née de l’expérience collective. Il existe une mythologie ancienne : des histoires sur la création du monde, la naissance des étoiles, la formation des tribus diverses, etc. Il existe un deuxième niveau de mythologie lié à la religion. Mais il y a aussi un troisième niveau – la mythologie politique.
« Le mythe est très subjectif. Il ne s’agit pas de la vérité objective, mais de la façon dont je (ma communauté, ma tribu) perçois le monde. Ainsi, personne ne peut le nier », dit Kryvda.
Pourquoi les mythes (et les mythes politiques) sont-ils si puissants ?
La conscience mythologique était le premier et le plus profond type de conscience sociale. Mais elle n’a pas disparu avec le temps. Et elle est encore sensiblement présente dans nos vies aujourd’hui, surtout lorsque la société est en crise et que la pensée rationnelle se sent défaite.
Il existe plusieurs caractéristiques clés de la conscience mythologique (selon Yeleazar Meletynskyi et Serhii Tokarev).
Indivisibilité du sujet et de l’objet. Les premiers humains ne se séparaient pas du monde, ils en faisaient naturellement partie. Pour eux, le monde était vivant, par conséquent, ils construisaient des relations avec lui comme avec un être.
« Juste écoutez comment nous parlons. Le soleil se couche. La nature se réveille au printemps », explique Nataliia Kryvda. « Nous construisons nos relations avec le monde comme avec un être vivant : nous marchandons, nous promettons quelque chose, nous demandons quelque chose à l’avenir et faisons des sacrifices pour obtenir le résultat prévu ».
Symbolisme. Les symboles nous permettent d’enfermer un sens énorme dans un petit signe et d’économiser beaucoup de temps et d’efforts dans notre communication. La croix chrétienne, le cœur rouge, le drapeau du pays, le panneau de signalisation routière, l’emoji et même les mots sont tous des exemples des symboles.
Le symbolisme est un outil puissant créé par la conscience mythologique. Et aujourd’hui il est largement utilisé en politique, car les symboles peuvent véhiculer de nombreuses informations tout en laissant un grand espace aux interprétations personnelles.
« La Russie contemporaine manie le symbolisme précisément et de propos délibéré. Jetez un regard sur les lettres Z et V : il est fort probable qu’elles étaient utilisées pour indiquer les directions différentes. Mais les atrocités de l’armée russe en Ukraine ont rempli ces signes d’un nouveau sens. La lettre est devenue un symbole, leur version de la svastika, et les Russes ont commencé à l’exploiter activement. Ils alignaient les enfants en Z, la mettaient sur les pains de Pâques et la peignaient sur les palissades… », explique la professeur Kryvda.
Étiologie du mythe. Substitution du précédent à la relation de cause à effet. Le mythe tente de donner des réponses simples et claires à des questions complexes. Des questions telles que « comment ça a été créé », « d’où ça vient » et « pourquoi ça arrive ». Ces réponses ne sont toutefois pas fondées sur une véritable compréhension des causes.
Aujourd’hui, nous tirons encore la plupart de nos conclusions en nous basant sur des précédents et sur des expériences antérieures de nous-mêmes, de notre communauté, de notre nation. Il faut beaucoup d’efforts pour s’habituer à utiliser l’esprit critique et à rechercher une véritable cause des choses.
Existence des temps sacré et profane. Le temps sacré est le temps de la création originale, lorsque tout est créé pour la première fois et est donc parfait. Le temps profane est un temps ordinaire qui vient après, une copie étriquée du monde originel idéal. Les individus et les communautés ont besoin de réinitialiser et de revenir à leur temps sacré, ce qui peut se faire par le biais d’un rituel.
Selon Nataliia Kryvda, la Révolution de la Dignité est devenue un moment sacré pour l’Ukraine indépendante. Et durant les huit années suivantes, tout a été comparé aux valeurs définies lors de cette révolution. Après le 24 février 2022, un nouveau temps sacré pour l’Ukraine a commencé. « Actuellement, sont créés de nouveaux héros, de nouveaux méchants, de nouvelles valeurs réelles, une nouvelle organisation de la société et des volontaires et de nouvelles pratiques rituelles. Pendant de nombreuses années, tous les événements postérieurs seront marqués comme dignes ou indignes des sacrifices de cette guerre », dit Kryvda.
« Vérité incontestable ». Le mythe consolide l’expérience collective et, par conséquent, il est fiable et vrai. C’est la sagesse des générations : il est peu probable qu’on puisse la remettre en question.
« Pourquoi dois-je agir comme ça ? » demande un jeune homme. « Parce que nos pères l’ont fait. Qui es-tu pour changer les règles ? ! »
« Carl Jung a qualifié la mythologie d’idéologie totale. Il est presque impossible d’aller au-delà de la conscience mythologique, et c’est pour cette raison que tous les régimes totalitaires utilisent le mythe. Les fascistes en Italie manipulaient le mythe sur la Rome éternelle et utilisaient des symboles de l’Empire romain. Le national-socialisme avait un mythe sur la supériorité de la race aryenne. L’Union soviétique utilisait les mythes de la supériorité du socialisme sur le capitalisme et la dictature du prolétariat », explique Nataliia Kryvda.
La mythologie politique de la Russie contemporaine
Aujourd’hui, la Russie exploite le mythe de la grandeur passée. « Dans son essai Ur-Fascisme, Umberto Eco a défini quatorze signaux généraux de l’idéologie fasciste. Le culte de la tradition est le premier d’entre eux : s’appuyer sur le passé devient plus important que de chercher une nouvelle voie. La Russie contemporaine, c’est le retour dans le passé, à la gloire de l’Empire russe (sur le plan de la grandeur et les empiétements territoriaux, par exemple) et de l’Union soviétique (en ce qui concerne les garanties sociales et la pseudo-justice, par exemple) », dit Kryvda.
L’inscription derrière lui dit Pierre Ier. La naissance d’un empire.
Photo : Mikhail Metzel / EPA
Pour la Russie, le temps sacré, le temps de sa création originelle, est toujours le temps impérial et la Révolution d’octobre 1917. Et tout ce qui ruine leur idée du grand empire (comme l’indépendance des pays voisins) devient une partie du temps profane. Les Russes considèrent la guerre contre l’Ukraine comme un rituel de retour à leur unité primordiale, et la restauration de la puissance de l’Empire et de l’Union soviétique comme la réincarnation de celle-ci.
L’idée du pays-forteresse est également assez remarquable dans la mythologie politique russe. Cela signifie que tout le monde autour est considéré comme un ennemi. Ils croient qu’ils sont les seuls à avoir raison et qu’ils ont à se défendre.
Un autre élément important de la mythologie politique russe est le sacrifice. « Le nouveau monde ne peut pas naître pacifiquement, il nécessite un sacrifice sanglant. Ils ont payé de leur sang pour un nouveau monde, puis ont fait un autre sacrifice pour le protéger pendant la Seconde Guerre mondiale. Maintenant, ils veulent une Russie nouvelle, restaurée, et donc un autre sacrifice doit être fait », explique Nataliia Kryvda.
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Le mythe de la grande culture russe est également puissant. Peu importe que la majorité de la population du pays vive dans la pauvreté et ne dispose même pas du confort ménager de base – pourvu que la grande culture russe soit. Les œuvres des auteurs russes représentent souvent des petits hommes dans le monde immense où tout est contre eux.
Que peut-on faire pour changer ces mythes ?
L’Ukraine devrait s’efforcer de minimiser l’impact négatif de ces mythes russes à l’étranger en construisant et en diffusant largement son propre récit original et argumenté (et pas seulement émotionnel) sur l’histoire, la culture et la langue ukrainiennes réelles. « Cependant, il n’existe pas de recette pour changer ces mythes à l’intérieur de la Russie elle-même », dit Nataliia Kryvda. Cela pourrait prendre des décennies et nécessiter à la fois un apport extérieur et une remise en question intérieure.
Une affiche au-dessus dit Pour le monde sans nazisme. Pour la Russie (en utilisant la lettre « z » au lieu de la lettre « з » cyrillique).
Photo : Alexandr Vilf / AP
« Les procès de Nuremberg (de 1945 à 1946) ont été organisés par les Alliés, et non par les Allemands. L’Allemagne a subi une défaite écrasante lors de la Seconde Guerre mondiale. Parallèlement aux plans de redressement économique, il a été apporté et implanté dans le pays de nouvelles valeurs et de nouveaux sens, une nouvelle génération. Il a fallu encore 20 ans de repentance et de transformation interne pour que les Allemands commencent à réprouver eux-mêmes pour les crimes du national-socialisme », dit Kryvda.
En Russie, le processus de réforme pourra commencer lorsque la puissante pression publique externe coïncidera avec une prise de conscience interne. Ces mythes seront détruits après qu’une masse critique des Russes aura parcouru le chemin de la compréhension, de la repentance et de la reconstruction de leur identité.
« L’éducation joue un rôle important à cet égard. Mais il faudra encore des années, des décennies, pour qu’ils acquièrent une nouvelle compréhension d’eux-mêmes et modifient leurs manifestations extérieures en conséquence », affirme Kryvda.
Expert : Nataliia Kryvda, docteur en philosophie, professeur du département de philosophie et de culture ukrainiennes de l’Université nationale Taras Chevtchenko de Kyiv.
Auteur : Veronika Lutska