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Pourquoi la Fête de la Victoire russe forme de jeunes meurtriers et violeurs

Les images terribles de Boutcha, d’Irpin et de Hostomel, montrant des Ukrainiens torturés et abattus d’une balle dans le dos, ont terrifié le monde début avril 2022. Tandis que le président russe décorait la 64e brigade de fusiliers motorisés, dont les soldats se sont distingués par des viols et massacres dans la région de Kyiv, les journalistes d’investigations et la police ont mis toutes leurs ressources pour identifier les bourreaux.

Marin, Mikhail Tkatch, 20 ans, Vladivostok.
Aleksei Gaskov, 20 ans, Bouriatie.
Soldat, Serhei Peskarev, 24 ans, Khabarovsk.
Andrei Kilditchov, 20 ans, Kraï du Primorié.
Sergent, Nikita Akimov, 25 ans, Komsomolsk-sur-l’Amour. 

Leur jeune âge est devenu un autre facteur choquant pour le monde entier. Nés dans la Russie moderne sans le souvenir de l’URSS, ni de la guerre Froide ni même de la pauvreté des années 1990, ces jeunes hommes ont grandi avec un sentiment d’impunité absolue et une volonté de tuer des civils pour une cause fictive ou même sans aucune justification.

Pour en savoir plus sur les crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine, cliquez ici (en anglais).

Comment peut-on en arriver là ? Plusieurs facteurs y contribuent, de l’éducation familiale chauvine glorifiant « l’âme mystérieuse russe » et l’oppression d’autres peuples jusqu’à l’enseignement dit « patriotique » de l’école. Cependant, tous ces chemins se rejoignent dans une source commune qui est « le culte de la Grande Victoire », ou alors « pobedobesie » (frénésie de victoire), le terme utilisé par les internautes en 2005.

Pobedobesie [pɔ–bə –dɔ–bə–si–je] — un terme, introduit en 2005 par le prêtre russe Mitrofanov, est devenu plus tard populaire sur Internet en raison de son exactitude, littéralement — « frénésie de victoire ». Il décrit l’hystérie sociale autour du « culte de la victoire » en Russie, qui militarise la conscience publique, exclut le reste du monde des souffrances de la Seconde Guerre mondiale et unit la société autour de l’idée d’exclusivité russe en tant que « sauveurs » du monde entier contre le nazisme. Les détracteurs de ce phénomène (et de la politique gouvernementale) affirment que cela bafoue la mémoire des victimes de la Seconde Guerre mondiale tout en glorifiant l’idée d’une « guerre sainte » qui transforme la tragédie en un culte national agressif.

Tbilisi, le 9 mai 2019.
Photo : Patrik Salat, JAMnews

La version russe de « la Grande Victoire » confrontée à la réalité

La Seconde Guerre mondiale fut, sans exagération, la plus grande tragédie humaine et géopolitique du XXe siècle (et non l’effondrement de l’Union soviétique, comme l’a dit Vladimir Poutine). Au cours de ces six années de conflit, 60 pays ont pris les armes et le monde a perdu entre 50 et 80 millions de personnes. La Seconde Guerre mondiale donna lieu au plus grand nombre de crimes de guerre de l’histoire : de nombreux massacres de civils, le génocide du peuple juif — l’Holocauste, les tapis de bombes et l’unique utilisation militaire de l’arme nucléaire de l’histoire.

Ces faits vous donnent une humeur festive ? Une petite bière en ce jour férié ou un pique-nique entre amis ? Des feux d’artifice ou peut-être des T-shirts aux symboles militaires ? 

Si cela ne vous dit rien, c’est probablement parce que vous n’avez pas grandi en Russie.

Un moyen simple et très efficace de propagande pour le Kremlin est la proclamation du 9 mai comme du Jour de la Victoire, malgré le fait que l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie fut signé le 8 mai. C’est bien ce jour-là que l’Europe rend hommage aux victimes de cette guerre. La Russie s’est détachée de l’approche paneuropéenne en installant son propre Jour et ses propres traditions, afin de renforcer la confiance de sa population dans sa grandeur militaire.

Voici un petit tableau comparatif pour mieux comprendre le contexte informationnel dans lequel les Russes célèbrent d’année en année leur Fête de la Victoire.

Ce que le monde entier connaît sur la Seconde Guerre mondialeLa version russe de la Seconde Guerre mondiale 
La Seconde Guerre mondiale a duré 6 ans.  La Seconde Guerre mondiale selon les Russes, ce n’est pas tout à fait ça. Il s’agirait plutôt de « la Grande Guerre patriotique » qui a duré de 1941 à 1945.

Ainsi, l’URSS a « repoussé » le début de la Seconde Guerre mondiale, en évinçant la coopération en alliance avec le Troisième Reich. (à lire sur le pacte de Molotov-Ribbentrop).
La victoire de la Seconde Guerre mondiale a été assurée par l’unité des Alliés, la puissante aide militaire américaine avec le programme Lend-Lease (Prêt-bail) et la présence du front occidental et du front oriental.  Sans l’Union soviétique, le nazisme aurait gagné. C’est l’Armée rouge qui a placé le drapeau victorieux sur le Reichstag et a vaincu le mal pur. D’autres pays se tenaient juste à côté.

Pour plus d’information sur le rôle de l’Ukraine dans la Seconde Guerre mondiale, cliquez ici :

À qui profitent les défilés militaires avec des avions coutant plus de 10 millions de dollars ?

À l’époque de l’Union soviétique, la Fête de la Victoire était seulement un jour férié. Elle ne fut célébrée en grande pompe avec des défilés militaires que quatre fois, la première étant le 9 mai 1945. Les défilés suivants eurent lieu avec des pauses significatives : en 1965, en 1985 et dans les années 1990.

D’où viennent ces pauses de vingt ans ?

« Le culte de la victoire » s’est heurté à une opposition tacite (une opposition ouverte étant impossible dans l’Union soviétique) de la part des combattants de cette guerre. L’historien Volodymyr Vyatrovytch raconte les souvenirs de son grand-père, soldat de l’Armée rouge combattant sur le front d’Extrême-Orient contre le Japon. « Le 9 mai, il n’avait ni humeur festive, ni envie de célébrer. Même si des invitations arrivaient, il les ignorait, en plus il a jeté les médailles reçues quelque part dans son vieux chapeau ».

En même temps, il n’a pas eu de blessures majeures à  la guerre, tandis que nombreux militaires sont rentrés  avec des handicaps du 1 groupe (dans les pays de l’ex-URSS c’était le plus haut degré de handicap, nécessitant un accompagnement quotidien). Des millions de combattants ont souffert du stress post-traumatique. En conséquence, la présentation de cette guerre comme une promenade plutôt joyeuse vers Berlin a provoqué résistance et incompréhension. Moins il restait de survivants de cet enfer, plus il était facile de présenter une image soignée de la Seconde Guerre mondiale, comme le voulait la propagande soviétique.

En 1964, Leonid Brejnev a commencé à diriger l’Union soviétique. Il n’avait rien à voir avec la Révolution d’Octobre et la première génération de communistes qui ont formé l’Union soviétique. D’où le besoin pour sa propre légende d’apporter sa contribution à la construction de l’Union soviétique. C’est comme ça que « le culte de la Grande Guerre patriotique » devint central et le Jour de la Victoire se transforma en fête la plus importante d’URSS en remplaçant l’anniversaire de la Révolution d’Octobre.

Cette mémoire commune devait former une nation soviétique homogène et unie, quel que soit l’âge, la profession ou le lieu de résidence. Cette stratégie s’est avérée efficace. Même après l’effondrement de l’Union soviétique, ces gens, élevés dans le culte de la Victoire, ont organisé les plus grands lobbies pro-russes dans presque tous les pays de l’espace post-soviétique.

Nouvellement élu le président de la Russie, Poutine a vite compris le potentiel de ce concept de la victoire et l’a repris avec succès, en l’intégrant à la nouvelle idéologie de la « paix russe ». Ainsi, depuis 2005, des avions participent à des défilés militaires le 9 mai, et depuis 2008 des véhicules militaires. Symboliquement, en 2008, la Russie a attaqué la Géorgie.

Au cours des 10 dernières années, les dépenses consacrées aux défilés militaires ont augmenté considérablement : 

en 2010 — 4 millions de dollars
en 2015 — 14 millions de dollars 
en 2017 — 9 millions de dollars 
en 2018 — 10,2 millions de dollars
en 2020 — 13,6 millions de dollars
en 2021 — 11,2 millions de dollars

* Ces chiffres sont approximatifs, car calculés selon le taux d’échange de cette période.

russian military parade
La fin du défilé militaire sur la place Rouge à Moscou, le 9 mai 2022, 11:00
Photo : RIA News

Plus la Russie s’éloignait dans le temps de la victoire de 1945, plus les célébrations devenaient somptueuses.

Les traditions pour laver les cerveaux : les rubans de Saint-Georges, le régiment immortel et les menaces

Staline et Poutine ont utilisé « le culte du Jour de la Victoire » afin de conserver leur influence dans les pays post-soviétiques, et même de le répandre au-delà. Il y a encore peu de temps, presque tous les pays de l’ex-Union soviétique, à l’exception des pays baltes, utilisaient le modèle russe en célébrant le Jour de la Victoire le 9 mai.

Qu’est-ce que cela signifie ?

1. Les défilés militaires somptueux décrits ci-dessus sont une partie importante du Jour de la Victoire. C’est un rassemblement de personnes sur la Place Rouge et des éloges à la puissance militaire (ce qu’elle vaut réellement’ avons déjà vu en 2 mois en Ukraine), et l’occasion de prononcer un discours militaire belliqueux que tout le monde entendra.

victory day russia
Séances photos militaires pour des enfants dans le studio russe « Smena »

2. Le ruban de Saint-Georges flotte ce jour-là littéralement sur chaque poteau, voiture, chemise et même sur les animaux de compagnie. Le culte du ruban noir et orange est né en 2005 et n’a rien à voir avec la Seconde Guerre mondiale. Il est né en réaction à la révolution Orange de 2004 en Ukraine, lorsque les Ukrainiens ont utilisé le ruban orange. « Le ruban de Saint-Georges » devait réunir les Russes autour des valeurs soviétiques et s’opposer à ce qu’ils surnomment « la peste orange ».

3. Le kitsch du « Régiment immortel ». Voyez-vous ces photos ? C’est une tradition exclusivement russe qui consiste à défiler avec les photos de parents (parfois même pas des leurs) ayant participé à la guerre. Nulle part au monde , on ne rend hommage de cette manière sauf sur les tombes ou à proximité des monuments appropriés. Cette idée a été activement exportée vers l’Ukraine par des politiciens pro-russes, dont le président en exil Yanoukovitch. La Russie exporte ce kitsch à travers sa diaspora en Europe occidentale, au Canada et aux États-Unis. C’est une façon de se démarquer sur la carte et de revendiquer la proximité de la Russie.

In the primary school in the Tver region of Russia, teachers organized a performance for Victory Day.
Dans l’école primaire de la région de Tver en Russie, les enseignants ont organisé un spectacle pour la Fête de la Victoire.
Les enfants représentent les tombes des soldats de l’Armée rouge.
Photo : Roustem Adagamov / Facebook


4. Les slogans de la propagande russe sonnent aujourd’hui comme une menace directe pour le monde occidental : les plus populaires sont « Nous pouvons remettre ça », « À Berlin ! » ou encore « Merci à nos grands-pères pour la victoire ». C’est une façon d’empêcher le monde d’oublier que la Russie est prête à tout moment à vaincre un autre état, tout comme elle a vaincu l’Allemagne nazie.

Le résultat du « culte de la Victoire » est l’acceptation et la justification de tous les crimes

Tout cela permet de comprendre d’où vient la croyance arrogante des Russes sur eux-mêmes en tant qu’enfants de l’URSS, qui furent les seuls au monde à avoir réussi à vaincre le nazisme et Hitler. D’un point de vue politique, il est parfaitement clair pourquoi la Russie proclame haut et fort une victoire d’un seul côté sur le nazisme. De Staline à Poutine, cette rhétorique a eu le même objectif : en tant que principal vainqueur du nazisme, donner à la Russie, tout autant qu’à l’URSS, carte blanche pour établir des régimes autoritaires en Europe de l’Est, détruire l’opposition ou encore déporter la population.

En découle une autre rhétorique : si la Russie a battu les nazis, tous ceux qui s’y opposent deviennent automatiquement nazis. Ainsi, durant la Seconde Guerre mondiale, Staline a qualifié de nazis les insurgés ukrainiens, les insurgés polonais, tous les opposants ou quiconque osait s’engager dans une résistance anticommuniste, sans qu’elle soit nécessairement armée. Aujourd’hui, Vladimir Poutine réitère cette rhétorique mot pour mot.
D’ailleurs, une des affabulations justifiant l’invasion de l’Ukraine fut selon lui la « dénazification » de sa population.

En s’appropriant la victoire sur le mal ultime, la Russie imagine obtenir le droit de commettre tous les crimes, y compris ceux sur le territoire ukrainien.

Auteur : Julie Kleban, spécialiste de la communication
Expert : Volodymyr Vyatrovytch, historien