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Des mensonges russes. Pourquoi le monde devrait interdire les médias du Kremlin

De l’incitation au génocide en Ukraine à l’amplification de la tension raciale aux États-Unis. Il est temps d’arrêter la machine de désinformation russe qui se déguise en médias libres.

Ça a été un long chemin d’août 2014 à février 2022, de l’interdiction initiale en Ukraine des chaînes de télévision russes détenues et parrainées par l’État  à l’Union européenne qui lui a emboîté le pas. Le Kremlin a utilisé ces huit années de manière fructueuse : en exerçant son influence sur le Brexit, en diffusant  la désinformation sur les vaccins contre la COVID, en camouflant sa propre agression contre l’Ukraine sous une soi-disant « guerre civile ». Pendant ce temps-là, l’Union européenne, qui comprend sept des dix premiers pays du Classement mondial de la liberté de la presse, a épuisé toutes les possibilités pour faire face à la désinformation russe.

Un exemple de faux récits diffusés par la chaîne de télévision russe, détenue et sponsorisée par l’État. Capture d’écran de RT / The Guardian

Il y a eu des plateformes dédiées à la vérification des faits, une coopération avec les médias sociaux, de nouvelles réglementations. En sus de l’éducation aux médias elle-même, qui est incroyablement élevée en Europe occidentale. Néanmoins, l’UE a fini par prendre une décision historique : l’interdiction des médias d’État russes. 

Le 27 février, Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a annoncé : « Les chaînes d’État Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et semer la discorde dans notre Union ». Dix mois plus tard, en décembre 2022, l’UE non seulement n’a pas regretté sa décision mais a décidé de suspendre quatre autres chaînes russes. 

Maintenant, le monde devrait suivre cet exemple.

Dans l’armée maintenant

Russia Today a été fondée en 2005 en vue d’élargir, pour le moins selon la version officielle, l’idée du monde de la Fédération de Russie. Comme l’ont dit ses auteurs lors de la présentation, ils voulaient que cette idée soit quelque chose de plus grand que le communisme, la pauvreté et la neige. Cette approche a duré presque trois ans, jusqu’à ce que la Russie fasse invasion de la Géorgie en 2008, et que Russia Today change son nom pour occulter tout lien avec son propre pays. C’est pas du tout suspect pour un télédiffuseur international. 

La nouvelle incarnation, appelée simplement RT, s’est désintéressée des affaires intérieures de la Russie pour se trouver une nouvelle passion : les conspirations anti-occidentales. Du 11 septembre en tant que travail interne à la CIA étant derrière le printemps arabe, RT atteignait de nouveaux sommets en matière de désinformation et avait du succès. En 2013, ce média russe est devenu la toute première chaîne de télévision à obtenir un milliard de vues sur YouTube. 

En même temps, est apparue la doctrine Gerasimov. Le nouveau chef de l’armée russe a déclaré en février 2013 une nouvelle stratégie de guerre : «…L’espace informationnel ouvre de larges possibilités asymétriques pour réduire le potentiel de combat de l’ennemi ». En termes simples, les médias sont devenus une arme supplémentaire dans l’arsenal de la Russie. 

Et le Kremlin n’a pas tardé à l’employer. Lors d’une attaque initiale contre l’Ukraine en 2014, les médias russes faisaient des heures supplémentaires pour produire des histoires des enfants prétendument crucifiés, des cartes de visite des nazis et celles des esclaves russophones en guise de paiement aux soldats ukrainiens. N’importe quoi pour justifier ses crimes (comme dans le cas du vol MH17), diviser les Ukrainiens, affaiblir la réponse internationale et créer un tremplin informationnel pour une invasion à grande échelle à venir.

En novembre 2014, la télévision russe a diffusé un reportage tristement célèbre sur les soldats ukrainiens, qui ont pris part à la guerre parce qu’on leur avait promis « deux esclaves » à chacun. Capture d’écran de Pervyi Kanal

En 2022, les médias d’État deviennent partie intégrante de l’effort de guerre russe. Ils déshumanisent l’ennemi avant l’attaque. Ils exagèrent le succès pendant les opérations. Et ils aident ensuite à adoucir les défaites inévitables, ainsi qu’à couvrir les crimes de guerre. En Ukraine, cela s’est déjà produit des dizaines de fois. En l’espace de quatre jours seulement, RT a fait état d’un blocus complet de Kyiv et de la retraite totale de Kyiv. Pardon, il ne s’agit pas d’une retraite, mais d’une baisse considérable de l’activité militaire, comme l’a dit RT. De plus, les cadavres à Boutcha étaient des personnes « tuées par les Ukrainiens / étaient juste des acteurs / étaient photoshopés », selon RT. Le Kremlin n’a pas encore décidé quelle version choisir comme officielle. 

Dans le cas de l’Ukraine, le rôle des médias d’État russes est très clair en raison de leur nature orwellienne. Ils ne peuvent littéralement pas appeler leur guerre une guerre. Mais les batailles hybrides du Kremlin ne s’arrêtent pas à l’Ukraine. RT possède à peu près vingt bureaux différents dans le monde et Poutine les utilise tous, ainsi que d’autres médias russes, comme une arme de désinformation massive.

Le mensonge à la russe

Faites tourner le globe et vous n’aurez aucun mal à trouver un pays où la Russie tente d’ébranler le gouvernement, d’encourager une certaine forme de division ou du moins de diffuser des mensonges anti-occidentaux. Surtout dans les pays du Sud.

Voici, par exemple, quelques-unes des opérations d’information russes en Afrique, recueillies par le Centre d’études stratégiques de l’Afrique. Elles comprennent la discréditation de la Haute Cour du Kenya, la pose de fondements des coups d’État militaires au Mali et au Niger, la propagande de la xénophobie en Afrique du Sud et l’ingérence dans au moins quatre élections différentes. Tout cela au cours des trois dernières années.

Carte de la désinformation russe.
Infographie : Centre d’études stratégiques de l’Afrique

Au Moyen-Orient, les médias du Kremlin ont passé ces dernières années à prôner l’intervention russe en Syrie et à attiser des récits anti-occidentaux déjà bien établis. Depuis février 2022, les propagandistes russes n’ont fait qu’accroître leur influence dans la région. Nadia Oweidat écrit pour Fikra Forum, initiative du Washington Institute : «Sur Twitter, par exemple, il suffit de taper « Ukraine » en arabe (اوكرانيا) pour obtenir une multitude de messages exclusivement pro-russes ». Un autre point de vue pourrait être trouvé dans la Deutsche Welle: « En Syrie, les partisans du régime croient tous que les États-Unis tirent des roquettes sur la Russie et que celle-ci ne fait que se défendre ». RT Arabic génère 50 % du contenu en plus sur Twitter qu’Al Jazeera elle-même. 

Et pourtant, elle n’est pas aussi colossale qu’Actualidad RT en Amérique latine, dont l’audience est fois plus grande que celle des analogues américains. La Deutsche Welle rapporte que pour établir sa présence médiatique dans la région, la Russie a utilisé la Coupe du monde de football 2018. Et si la FIFA confiait les grands événements sportifs à des gouvernements autoritaires, pourquoi pas ? Au cours des deux dernières années, le Kremlin a marqué le but en Amérique latine au moins deux fois : concernant la désinformation sur le vaccin contre la COVID et les sentiments anti-occidentaux. Le département d’État des États-Unis a conclu que la campagne de vaccination russe en vue de promouvoir son propre Sputnik V et de diaboliser les vaccins alternatifs « mine l’effort collectif mondial visant à mettre fin à la pandémie mondiale ».Et pour ce qui est de l’agression russe, selon la Fondation Carnegie, « de nombreux électeurs latino-américains estiment que l’OTAN est aussi responsable de la guerre que la Russie ». 

Aux États-Unis, la désinformation russe nuisible a une histoire longue de plusieurs décennies. Dans les années 1980, par exemple, Moscou a mené toute une campagne sur le sida, en affirmant qu’il s’agissait d’une arme biologique américaine. Cette infox a connu un tel succès qu’elle a causé des problèmes politiques tout à fait réels aux États-Unis et, ce qui est beaucoup plus important, a fini par coûter la vie à des milliers de personnes innocentes. Maintenant, le Kremlin fait de même avec le coronavirus. Tout en amplifiant activement la tension raciale et celles liées aux armes à feu, à l’immigration et aux LGBTQ+ aux États-Unis.

Arrêtez-moi maintenant

Il est temps d’interdire les médias russes détenus et parrainés par l’État. D’arrêter leur diffusion et de supprimer leur présence sur Facebook, Twitter, YouTube et d’autres plateformes publiques populaires. 

Avant tout, les médias du Kremlin n’ont rien à voir avec le journalisme ou la liberté d’expression. Le Centre d’engagement mondial du département d’État des États-Unis qualifie RT et Sputnik d’instruments clés de la désinformation et de la propagande d’État et souligne également les différences marquées entre leurs objectifs, leur transparence et leurs processus décisionnels et ceux des médias journalistiques indépendants. RT, Sputnik, NTV, Rossiya 1, REN TV, Pervyi Kanal – tous ne sont qu’une main prolongée du gouvernement russe et, selon la doctrine Gerasimov, des ressources de guerre. Leur interdiction ressemble plus à l’expulsion de diplomates ou d’espions qu’à celle de médias.

Vladimir Solovyov, l’un des propagandistes russes les plus connus.
Photo depuis disInfo.md

C’est précisément pour cette raison que les instruments médiatiques classiques sont si peu efficaces contre les chaînes d’État russes. Combattre ce type de désinformation à l’aide de l’éducation aux médias et la vérification des faits est aussi efficace que de lutter contre les cartels de la drogue au moyen des publicités sociales. Bien sûr, il existe des campagnes de santé publique, cependant les drogues dures sont tout simplement interdites. Et personne ne trouve cela autoritaire, car il est évident que des citoyens ordinaires ne peuvent pas se protéger contre la criminalité organisée.

De plus, la machine de désinformation russe a une structure centralisée : tout est planifié, financé et contrôlé par le Kremlin. Et ses objectifs et leurs conséquences sont criminels. Les médias d’État russes incitent littéralement au génocide du peuple ukrainien

Pourriez-vous faire confiance à ces mêmes médias s’ils travaillent dans votre pays ?  « Je pense que cette désinformation est l’une des plus grandes menaces auxquelles notre démocratie est confrontée aujourd’hui […] C’est une menace pour les fondements de la démocratie américaine », a déclaré la sénatrice américaine Jeanne Shaheen il y a déjà cinq ans, lors de l’audition dont le sujet a été «The Scourge of Russian Disinformation» (Le fléau de la désinformation russe). Pendant cette même audition, le sénateur Cory Gardner a déclaré que l’objectif de la Russie est de « semer la peur, la discorde et la paralysie qui sapent les institutions démocratiques et affaiblissent les alliances occidentales cruciales telles que l’OTAN et l’UE ».

Et ce n’est pas un plan génial. La Russie a bien engagé un tas d’agents de services secrets et leur a collé l’étiquette « médias » pour les protéger. L’Ukraine a découvert leur véritable nature en 2014, quelques années de retard, car la Russie avait déjà implanté ses récits. Il a fallu, à l’UE, huit années de plus et la plus grande guerre en Europe depuis la Seconde Guerre mondiale pour se rendre compte de l’ampleur de la menace. 

Maintenant, la question n’est plus de savoir si mais plutôt quand le reste du monde va interdire les médias de désinformation russes. Espérons que la réponse ne sera pas à nouveau « c’est trop tard ».